Cohomologie Lp : invariance sous quasiisométries

P. Pansu
Version du 25 octobre 1995

Résumé

On donne une définition de la cohomologie Lp d'un espace métrique, on prouve son invariance sous quasiisométries. On la relie à la cohomologie Lp au sens de de Rham pour une variété riemannienne, sous une hypothèse faible sur l'homologie de la variété. On obtient en particulier une notion de cohomologie Lp pour un groupe discret de type fini.

Abstract

Lp cohomology is defined for a metric space, and shown to be a quasiisometry invariant. This boils down to usual de Rham Lp cohomology of manifolds. This yields Lp cohomology of discrete finitely generated groups too.


Soit M une variété riemannienne de dimension n, k un entier compris entre 0 et n, p un réel supérieur à 1. L'espace de cohomologie LpHk(M) est l'espace des classes de k-formes fermées Lp a sur M modulo les différentielles de (k-1)-formes Lp dont la différentielle est Lp. Par définition, la cohomologie Lp est conservée par les difféomorphismes bilipschitziens~: s'il existe un difféomorphisme f : M -> N dont la différentielle ainsi que son inverse est uniformément bornée, alors LpHk(M) est isomorphe à LpHk(N) pour tous p et k. Par exemple, si V est une variété compacte de revêtement universel V, alors les espaces LpHk(V) sont des invariants différentiables de V.

Dans [Dodziuk1], J. Dodziuk montre que la cohomologie L2 du revêtement universel est un invariant homotopique des variétés compactes. Ce résultat a été étendu à Lp, p différent de 2, par V. Gol'dshtein, V. Kuz'minov et I. Shvedov, [GKS]. On est conduit à se demander si la cohomologie Lp ne dépendrait pas seulement du groupe fondamental. C'est vrai en degré un, [Pansu], pas exactement en degré supérieur (la formule de Künneth et la suite de Mayer-Vietoris, valables en cohomologie Lp, montrent les limites de ce que l'on peut attendre comme invariance). Pourtant, il y a une cohomologie Lp simpliciale pour tout groupe G dont le K(G,1) est fini en chaque dimension, et d'après [Dodziuk1], celle-ci ne dépend que du groupe.

Suivant une voie indiquée par M. Gromov, [Gromov], nous plaçons cette question dans un contexte plus vaste : le groupe fondamental de V est un espace métrique discret, quasiisométrique au revêtement universel V. Peut-on parler de cohomologie pour un espace métrique, et montrer son invariance sous quasiisométrie ? Nous nous proposons

Définitions

Soit M un espace métrique muni d'une mesure dx. Fixons un exposant p dans l'intervalle [1,+oo] et un rayon t>0.

Définissons un complexe simplicial Xt dont les sommets sont les points de M, et les k-simplexes les k+1-uplet de points de M de diamètre strictement inférieur à t.

On a une mesure sur l'espace des k-simplexes S:

dS=dx0... dxk.

On appelle complexe d'Alexander-Spanier de taille t sur M le complexe des cochaînes simpliciales réelles de Xt.

On définit la norme Lp d'une k-cochaîne :

| c |pp=\int { k+1-uplets S de diamètre <t} | c(S)|p dS.

Lorsque p=+oo, la norme | c |oo est simplement la borne supérieure des valeurs de c sur les simplexes de diamètre < t. Pn note LpAStk(M) l'espace de Banach des k-cochaînes d'Alexander-Spanier sur M, de taille t, muni de la norme Lp. La différentielle simpliciale est un opérateur borné sur LpASt*(M). Sa cohomologie, notée LpHt*(M), s'appelle la cohomologie Lp de taille t.

La restriction des cochaînes de taille t' aux simplexes de diamètre t<t' induit un opérateur borné

LpASt'k(M)-> LpAStk(M)

et la limite inverse

LpASlimk(M)=lim<- LpAStk(M)

s'appelle le complexe Lp asymptotique . C'est un espace de Fréchet. Sa cohomologie s'appelle cohomologie Lp asymptotique et est notée LpHlim*(M).

Soit G un groupe discret de type fini. Chaque choix d'un système générateur fini de G détermine une distance invariante à gauche dS sur G. On utilise, pour définir les normes Lp, la mesure de comptage évidente.

Définition

La cohomologie Lp d'un groupe discret G de type fini est par définition la cohomologie Lp asymptotique de l'espace métrique (D,dS), i.e.,

LpH*(G):=LpHlim*(G,dS).

Un autre choix de système générateur produit une distance quasiisométrique à la première. La proposition suivante montre que la définition est sans ambiguïté.

Résultats Une quasiisométrie entre des espaces métriques M et N est la donnée de deux applications f:M-> N et g:N-> M telles que

La cohomologie Loo asymptotique est par construction même un invariant de quasiisométrie. Pour p fini, p>= 1, c'est vrai moyennant une hypothèse sur la mesure dx.

Proposition 1

La cohomologie Lp asymptotique est un invariant de quasiisométrie pour la classe des espaces métriques M munis d'une mesure telle que pour chaque r>0 assez grand, le volume des boules de rayon r soit borné uniformément dans les deux sens.

Il reste à relier LpH*(G) à la cohomologie Lp du revêtement universel d'une variété ou d'un complexe simplicial dont G est le groupe fondamental. Il y a une application tautologique LpH*-> H* de la cohomologie Lp vers la cohomologie ordinaire ; on appelle cohomologie exacte et on note ELpH*(M) le noyau de cette application. Remarquer que la cohomologie asymptotique ne donne accès, au mieux, qu'à ce noyau. En effet, un cocycle c de taille t, restreint à la boule B(x,t) est automatiquement exact : si on pose c'(x1,...,xk)=c(x,x1,...,xk), alors c=dc'. Inversement, on peut comparer cohomologie Lp asymptotique et cohomologie Lp en degré k lorsque la cohomologie ordinaire de M s'annule en tous degrés jusqu'à k. On dit que Hk(M,R)=0 uniformément si, pour toute boule B, il existe une boule concentrique B', dont le rayon ne dépend que de celui de B, telle que la restriction Hk(B',R)-> Hk(B,R) s'annule. Par exemple, si M est un revêtement d'un espace compact, cette condition est vérifiée dès que Hk(M,R)=0.

Théorème A

Soit p dans [1,+oo].

(i) Soit G un groupe discret de présentation finie. Soit K un complexe simplicial fini dont le groupe fondamental est G. Si Hii(K)=0 for i=2,...,k, alors la cohomologie Lp exacte du revêtement universel K - définie simplicialement - coïncide avec la cohomologie Lp de G jusqu'en degré k+1. En particulier, sans conditions sur K, les espaces LpH1(K) et ELpH2(K) ne dépendent que de G.

(ii) Soit M une variété riemannienne connexe à géométrie bornée. On suppose que, pour 0< j <= k, Hj(M,R)=0 uniformément. Alors

LpHlimk+1(M)~ ELpHk+1(M).

Précisions

On obtient en réalité un résultat plus précis. Par exemple, si M est une variété riemannienne qui satisfait aux hypothèses du théorème A, on montre que, pour tout t>t'>0, la restriction des grandes cochaînes aux petits simplexes induit une équivalence d'homotopie entre les complexes d'Alexander-Spanier LpASt* et LpASt'* au sens suivant : il existe des opérateurs bornés f:LpASt*-> LpASt'*, g:LpAS*-> LpASt* commutant avec les différentielles, B:LpASt*-> LpASt*-1 B':LpASt'*-> LpASt'*-1 tels que

g°f=dB+Bd et f°g=dB'+B'd.

De même, pour t petit, le complexe LpASt*(M) est homotope au complexe de de Rham (resp. simplicial) et enfin, une quasiisométrie M-> M' induit une équivalence d'homotopie entre les complexes LpASt*(M) et LpASt*(M') pour t assez grand. En particulier, la cohomologie Lp avec sa semi-norme quotient est invariante. Il y a donc des isomorphismes induits sur la cohomologie et sur la cohomologie réduite (définie au moyen de l'adhérence de l'image de d).

On peut aller plus loin. La classe d'équivalence de la presque cohomologie (near-cohomology) au sens de M. Gromov et M. Shubin est un invariant de quasiisométrie, voir [Gromov-Shubin]. La presque cohomologie d'un complexe d:E-> E est la famille de cônes Cl={c dans Im d ; |c|< l|d-1c|} l>0 et on a noté abusivement |d-1c| la borne inférieure des normes des c' tels que c=dc'.

Lorsque p=2, la cohomologie L2 et la presque cohomologie sont directement reliées au Laplacien L2. Le théorème A se traduit par

Corollaire

Sous les hypothèses du théorème A (ii),

le noyau du Laplacien sur les k+1-formes L2 exactes,

la présence d'un trou dans le spectre du Laplacien sur dL2 (i.e. d'un intervalle ouvert ]0,l[ disjoint du spectre),

sont des quantités ou propriétés conservées par quasiisométrie.

Avertissement

Lorsque p=+oo, on risque de confondre la cohomologie Loo et la cohomologie grossière (coarse cohomology) de J. Roe, [Roe]. Notons ASt,ck(M) l'espace des k-cochaînes d'Alexander-Spanier de taille t à support relativement compact comme fonctions sur Mk+1. Le complexe de J. Roe est la limite inverse des ASt,c*(M) lorsque t tend vers +oo. Il est aussi invariant sous quasiisométries.

La cohomologie bornée d'un groupe discret G est définie à partir des cochaînes Loo et G-invariantes du complexe simplicial complet (sans restriction de diamètre) dont les sommets sont les éléments de G, voir [GromovVBC]. Je ne sais pas s'il est invariant sous quasiisométries.

Organisation du texte

La section 2 contient la preuve de la proposition 1.

Dans la section 3, on montre que la cohomologie Lp d'une variété riemannienne à géométrie bornée peut se calculer indifféremment au moyen de formes différentielles, d'une triangulation, d'un recouvrement ouvert, ou de cochaînes d'Alexander-Spanier de petite taille. Il s'agit de contrôler des normes Lp dans le théorème de de Rham. Comme corollaire immédiat, on obtient le fait que les applications uniformément continues agissent sur la cohomologie Lp, et, par conséquent, l'invariance homotopique de la cohomologie Lp des revêtements, [Dodziuk1], [Dodziuk2], [GKS] ainsi que des invariants de Novikov-Shubin [Novikov-Shubin], prouvée dans [Efremov], [Gromov-Shubin].

Le point essentiel dans le théorème A est le fait que l'espace de cohomologie à la Alexander-Spanier LpHtk(M) est indépendant de t. Il s'agit d'étendre une petite cochaîne aux grands simplexes. Nous proposons deux procédés. Le premier, qui s'applique aux variétés d'Hadamard (i.e., simplement connexes à courbure négative ou nulle) consiste à subdiviser les simplexes. En effet, dans une variété d'Hadamard, le diamètre diminue lors d'une subdivision. C'est l'objet de la section 5. On trouve des considérations voisines dans [Hausmann], [Roe].

Sous les hypothèses plus faibles du théorème A, on doit utiliser un autre procédé. Il s'agit de montrer que le complexe simplicial Xt a même cohomologie que M. Une approximation de Xt est obtenue en considérant le nerf NT du recouvrements de M par les boules de rayon T>t centrées sur les points d'un l-réseau de M. Si NT était acyclique, on aurait immédiatement H*(M)=H*(NT). L'hypothèse du théorème A donne seulement que NT est acyclique dans NT' pour un T' ne dépendant que de T. Néanmoins, cela suffit à conclure dans la section 6.

Enfin, on a rassemblé quelques exemples dans la section 7.