Cohomologie Lp, espaces homogènes et pincement

P. Pansu
4 juillet 1999








Soit M une variété riemannienne. Soit p>1 un réel. On note O*,p(M) l'espace des formes différentielles Lp dont la différentielle extérieure est aussi Lp. La cohomologie du complexe (O*,p(M),d) s'appelle la cohomologie Lp de M. Elle n'est intéressante que si M est non compacte.

La cohomologie Lp est invariante sous quasiisométrie (cf. [Gromov]). Elle permet de construire des invariants numériques assez fins. Par exemple, dans [P], on définit le nombre
 


p(M)=inf {p>1 ; H1,p(M) est non nul},




et on montre que lorsque M est simplement connexe et à courbure négative, ce nombre s'interprète comme une sorte de dimension du bord à l'infini. En effet, elle minore la dimension de Hausdorff du bord (relative à la distance de Hamenstädt), mais à la différence de celle-ci, c'est un invariant de quasiisométrie. Pour les espaces homogènes à courbure négative, p(M) coïncide avec la dimension de Hausdorff du bord. Enfin, elle est sensible au pincement de la courbure sectionnelle. Si celle-ci est comprise entre -1 et - a2>-1, alors
 


(n-1)a<=p(M)<= (n-1)a-1.





L'objet de ce papier est d'explorer d'une part, le comportement de H1,p lorsque la courbure n'est plus nécessairement négative, et d'autre part, le comportement de Hk,p pour k>1 et sa relation avec la courbure.

En toute généralité, la cohomologie Lp se décompose en cohomologie réduite et torsion
 


0-> T*,p->H*,p->R*,p-> 0


où la cohomologie réduite R*,p et le quotient de ker d par l'adhérence de l'image de d et la torsion T*,p le quotient de l'adhérence de l'image par im d. La cohomologie réduite est un espace de Banach sur lequel les isométries de M agissent isométriquement. La torsion est non séparée.
 
 

Cohomologie en degré 1 des espaces homogènes

On sait décider pour quelles valeurs de p>1 l'espace H1,p est nul ou non.

Théorème A

Soit M un espace homogène riemannien non compact. Alors la cohomologie Lp en degré 1 de M est nulle, sauf si M est fermé à l'infini ou à courbure négative. Plus précisément,

1. ou bien le groupe d'isométrie de M est une extension compacte d'un groupe de Lie résoluble unimodulaire. Dans ce cas, pour tout p>1, T1,p(M) est non nul.

2. ou bien M est quasiisométrique à un espace homogène à courbure sectionnelle strictement négative. Dans ce cas, T1,p(M)=0 pour tout p> 1. De plus, H1,p(M)=0 si p<= p(M) et R1,p(M) est non nul si p>p(M).

3. sinon, H1,p(M)=0 pour tout p>1.

Corollaire

Soit M un espace homogène riemannien non compact. Si M possède des fonctions harmoniques non constantes dont le gradient est L2, il est quasiisométrique au plan hyperbolique.

Pincement de la courbure

En degrés k>1, la cohomologie Lp est liée de façon optimale au pincement de la courbure.

Théorème B

Soient 0<a<1 un réel, n et k=2,...,n des entiers. Notons q(n,a,k)=1+(n-k-1)a/k. Soit M une variété riemannienne complète de dimension n, simplement connexe, dont la courbure sectionnelle K satisfait -1<= K<=-a2. Alors

Hk,p(M)=0 pour 1<p<= q(n,a,k)

et
 


Tk,p(M)=0, i.e. Hk,p(M) est séparé pour 1<p<q(n,a,k-1).






Ce résultat, annoncé dans [Pansu], améliore celui de H. Donnelly et F. Xavier, [Donnelly-Xavier]. Le résultat d'annulation de la torsion est optimal. D'abord, pour l'espace hyperbolique (a=1) en tout degré, voir en 15.2. Mais il y a d'autres exemples. Soient n et m des entiers tels que 1<m<n et 0<a<1 un réel. Soit Gm,n,a le produit semi-direct G=RxARn-1 où A est une matrice diagonale avec seulement deux valeurs propres distinctes 1 et a de multiplicités m-1 et n-m. Alors le groupe de Lie Gm,n,a possède une métrique riemannienne invariante à gauche -a2-pincée.

Théorème C

Soient 0<a<1 un réel, n et k=2,...,n des entiers. Si

q(n,a,k-1)<p<1+(1+(n-1-k)a)/(k-2+a),


alors Tk,p(Gk,n,a) est non nul, i.e. Hk,p(Gk,n,a ) n'est pas séparé. Par conséquent, pour tout m=2,...,n-1, Gm,n,a n'est pas quasiisométrique à une variété -a'2-pincée avec a'<a.
 
 
 

Cas des espaces symétriques de rang un

Les espaces symétriques de rang 1 de type non compact à courbure non constante sont -1/4-pincés. Alors que ce sont de bons candidats pour tester l'optimalité du théorème B, (la preuve ne comporte aucune perte quand on l'applique à ces espaces pour les valeurs adéquates de k), le calcul révèle que leur cohomologie Lp reste nulle (resp. séparée) au-delà des intervalles donnés par le théorème B. Cela résulte de la non commutativité de leur unipotent maximal.

Théorème D

Soit M un espace symétrique de rang un à courbure non constante, vu comme produit semi-direct RxAN. Etant donné k< n, notons min' sp(k) le second élément (dans l'ordre croissant) de l'ensemble sp(k) des valeurs propres de la puissance extérieure k-ième de A. Si trace(A)/p <min' sp(k-1), alors Tk,p(M)=0 sauf peut-être pour trace(A)/p=min sp(k-1).

 En particulier, si M est un espace hyperbolique complexe, Hk,p(M) est séparé sauf pour au plus deux valeurs de p en chaque degré.

On constate que le groupe G2,4,1/2 et le plan hyperbolique complexe, qui sont infiniment proches comme espaces homogènes, n'ont pas la même cohomologie Lp en degrés 2 et 3.
 
 
 

Torsion en degré k>1

Les théorèmes A, B et D semblent indiquer que la cohomologie Lp est souvent séparée. Ce n'est sans doute pas vrai en général. Dans la famille des produits semi directs de Rn-1 par R, la torsion est très largement présente.
 

Théorème E

Soit G=RxARn-1 un produit semi-direct tel que la matrice A ait une trace non nulle. Etant donné k<n, notons sp(k) l'ensemble (fini) des parties réelles des valeurs propres de la puissance extérieure k-ième de A. Soit p>1 un réel tel que trace(A)/p ne soit ni dans sp(k-2) ni dans sp(k-1). Alors Tk,p(G) est non nul si et seulement si trace(A)/p est dans l'intervalle [min sp(k-1),max sp(k-1)].
 

Par exemple, si les parties réelles r1<=...<=rn-1 des valeurs propres de A satisfont r1+...+rn-2<0<r1+...+rn-1, alors Tk,p(G) est non nul pour tout p>1 et tout k=2,...,n-1.
 

A l'inverse, si les ri sont toutes de même signe, il existe pour tout k=2,...,n-1 des intervalles de valeurs de p pour lesquelles la cohomologie Lp est séparée, ce qui fournit de nouveaux invariants numériques de quasiisométrie. Ces invariants suffisent à séparer certains espaces homogènes à courbure négative.
 

Corollaire

Considérons la famille de groupes de Lie résolubles obtenus comme produits semi-directs de Rn-1 par R au moyen d'une matrice diagonale de valeurs propres strictement positives. Deux groupes dans cette famille ont même cohomologie Lp si et seulement si ils sont isomorphes. En particulier, ils sont quasiisométriques si et seulement si ils sont isomorphes.
 
 
 

Cohomologie réduite en degré k>1

Le calcul de la cohomologie réduite Rk,p semble plus difficile. Néanmoins, voici quelques observations et exemples.
 

Théorème F

Soit M un espace homogène riemannien contractile de dimension n. Alors R0,p(M) = 0 et Rn,p(M) = 0. De plus, R1,p(M) et Rn-1,p(M) sont nuls pour tout p<= n-1.

Inversement, pour tout n>3, tout k=2,...,n-2 et tout p>1 il existe un espace homogène riemannien contractile M de dimension n tel que Rk,p(M) soit non nul. Pour tout n>1 et tout p>n-1 il existe un espace homogène riemannien contractile M de dimension n tel que R1,p(M) et Rn-1,p(M) soient non nuls.
 

Théorème G

Soit M un espace homogène riemannien contractile de dimension n. Alors en degrés 0, 1, n-1 et n, la cohomologie réduite et la torsion ne peuvent pas être simultanément non nulles.

Inversement, pour tout n>3, tout k=2,...,n-2 et tout p>n-2/k-1 il existe un espace homogène riemannien contractile M de dimension n tel que Rk,p(M) et Tk,pk(M) soient non nuls simultanément.

Enfin, J. Dodziuk et I. Singer ont conjecturé que pour toute variété simplement connexe à courbure négative possédant possédant un groupe discret cocompact d'isométries, il n'existe de formes harmoniques L2 qu'en un seul degré, voir [D] et [A]. Ce n'est pas vrai si on ne suppose pas le groupe discret.
 

Théorème H

Pour tout n>5, il existe un espace homogène simplement connexe M à courbure négative de dimension n tel que Rk,2(M) soit non nul simultanément pour tous les k compris entre 3 et n-3.
 
 
 

Questions

Voici quelques questions qui se dégagent des exemples étudiés.
Soit M un espace homogène riemannien. Montrer que pour tout p>1 il existe un degré k=1,...,dim M tel que Hk,p(M) soit non nul. Pour p=2, le résultat est connu et dû à J. Lott, [Lott]. On trouvera un résultat partiel dans cette direction au paragraphe 82.

Soit M un espace symétrique de rang r. Montrer que pour k<r, Hk,p(M)=0 et Hr,p(M) est séparé pour tout p>1. Pour p=2, cela résulte d'une formule de Y. Matsushima, [Matsushima], voir aussi [Borel].

Soit G un groupe de Lie résoluble unimodulaire connexe et simplement connexe. Montrer que la cohomologie réduite Rk,p(G) est nulle et que la torsion Tk,p(G) est non nulle en tout degré et pour tout p>1. C'est connu pour les groupes abéliens (voir en 72), pour certains groupes nilpotents (voir en 74). Pour le groupe SOL, c'est un résultat de V. Goldshtein et M. Troyanov, [GT].

Semi-continuïté. Soit Mj une suite d'espaces homogènes riemanniens qui converge vers M. Si pour tout j, Hk,p(Mj) est non nul, est-ce que Hk,p(M) est non nul ?

Soit M une variété riemannienne à géométrie bornée. L'ensemble des p tels que Rk,p(M) est non nul est-il ouvert ? L'ensemble des p tels que Tk,p(M) est non nul est-il fermé ? On trouve des résultats dans cette direction dans [Chayet-Lohoué].

Soit M une variété riemannienne à géométrie bornée. Alors M admet des fonctions harmoniques non constantes à gradient Lp si et seulement si R1,p(M) est non nul. C'est trivialement vrai si p=2. Un théorème de N. Lohoué affirme que c'est vrai si M est ouverte à l'infini, [Lohoue].
 
 
 

Méthode

Les preuves combinent des principes généraux (l'invariance par quasiisométrie, qui permet de se ramener au cas des groupes de Lie résolubles, le lien entre T1,p et l'inégalité isopérimétrique, ou l'annulation de la cohomologie réduite pour un groupe résoluble unimodulaire, [Gromov]) avec un avatar de la formule de Künneth.
 

Celle-ci ramène le calcul de la cohomologie Lp d'un produit semi-direct RxAH au calcul de la cohomologie d'un complexe B*,p de formes différentielles sur H. L'espace B*,p est constitué de formes différentielles dont certaines composantes s'annulent et les autres appartiennent à des sortes d'espaces de Besov anisotropes. Par exemple, l'espace hyperbolique réel (à courbure constante) s'écrit RxARn-1 et Bk,p est essentiellement l'espace des k-formes différentielles fermées sur Rn-1 à coefficients dans l'espace de Besov Bp,p-k+((n-1)/p), voir au paragraphe 8.2. Autrement dit, la question de savoir si la cohomologie Lp est séparée ou même nulle mêle analyse et algèbre.
 

Lorsque p=2, la torsion est liée à la présence de spectre proche de 0 pour le laplacien (voir en 13.3). Le calcul de la torsion pour des produits tordus s'apparente à l'étude des petites valeurs propres du laplacien sur les formes dans la limite adiabatique, voir par exemple [Mazzeo-Melrose] ou [Forman], où les considérations algébriques jouent un grand rôle. La nouveauté tient dans le fait que les poids (la ``taille'' des fibres) tendent simultanément vers l'infini et vers 0 suivant les directions (mélange de limite adiabatique et antiadiabatique). C'est le caractère antiadiabatique qui produit les espaces de Besov.
 
 
 

Plan de l'article

La section 2 explique le mécanisme de la formule de Künneth. Celle-ci ne fonctionne pas pour certaines valeurs de p baptisées exposants critiques, et calculés dans des exemples en section 3. La formule de Künneth est énoncée en section 4, modulo un point technique établi en 5. Les sections 6, 7 et 8 contiennent des exemples et des résultats sur les espaces Bk,p. En 9, on en tire deux critères d'annulation de cohomologie, et en 10 un critère d'annulation de la torsion. La preuve du théorème A se trouve en section 11. En 13, on énonce un théorème de M. Gromov sur les espaces homogènes fermés à l'infini et on montre que la cohomologie Lp de l'espace euclidien n'est jamais nulle, de même que celle de certains groupes nilpotents. La dualité de Poincaré, énoncée en 12, est exploitée en 14 pour obtenir des exemples d'espaces homogènes ouverts à l'infini où la cohomologie ne s'annule pas. La section 15 détaille les quelques exemples (espace hyperbolique réel, groupes de Lie de dimension 3, plan hyperbolique complexe) pour lesquels la cohomologie Lp est pratiquement entièrement connue.
 
 
 

Remerciements

Je tiens à remercier D. Rugina pour les nombreuses conversations que nous avons eues autour de la cohomologie Lp, V. Goldshtein et M. Troyanov, pour leurs marques d'intérêt et leur manuscrit [GT] qui a été une source d'inspiration. Je remercie aussi Y. Benoist pour son aide dans les questions de structure de groupes de Lie.