p. 3

Y : Dis, j'ai lu quelque part que les mathématiciens savent retourner
une sphère.

X : C'est vrai

Y : La belle affaire ! Il n'y a qu'à percer un trou et la retourner
comme un gant.

X : Justement, on s'interdit de faire des trous.

Y : Mais alors, c'est impossible !

X : Bien vu, c'est impossible avec une sphère ordinaire, comme un
ballon de foot. Laisse-moi t'expliquer la règle du jeu : on imagine
une sphère faite d'un matériau élastique qui peut être distendu et se
traverser lui-même. Mais on s'interdit de déchirer ou percer ce
matériau, on n'a pas non plus le droit de le plier en créant une
arête vive.
 

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Y : Si le matériau peut se traverser lui-même, où est le problème ?

X : Ah, tu penses que c'est facile ? Essaie donc.

Y : Je fais se traverser les 2 moitiés et je tire.

X : Attention, qu'est ce qui se passe au niveau de l'équateur ?
Rappelles-toi : pas de déchirures, pas d'arêtes !

Y : Aïe ! Je vais m'y prendre autrement.

X : Ca ne marche pas non plus, tu crées une pointe.

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Y : Alors  c'est impossible ! On est obligé de pincer ou de faire une
pointe pour retourner.

X : Hé oui, c'est surprenant. Mais regarde donc

Y : C'est ça une sphère qui se retourne ?

X : C'est ça. C'est vrai que ce n'est pas facile à suivre. Pour comprendre ce qui se passe, commençons par retourner quelque chose de plus simple : un cercle.
 

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X : On place un mur vertical le long du cercle, ça permet de colorier différemment les 2 côtés. Peut-on déformer graduellement ce cercle-ci en ce cercle-là, où les côtés jaune et violet sont échangés, sans produire d'arêtes vives ?

Y : Bien sûr, je suis capable de retourner un élastique.

X : Souviens-toi que c'est le cercle qu'on veut retourner. Le mur
n'est là que pour aider à visualiser les 2 côtés.

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Y : D'accord, le mur doit rester vertical. Il peut se traverser, mais
pas de plis ! Allez, j'essaie.

X : Attention ! Tu as pincé le mur !

p. 10

X : Si on laissait le mur faire des plis, on pourrait déformer n'importe quelle courbe en n'importe quelle autre, en déplaçant chaque point de la courbe initiale jusqu'à un point de la courbe finale le long d'une ligne droite.

p. 11

Y : Mais je peux éviter les plis en rendant la courbe de plus en plus petite...

X : C'est une bonne idée, mais c'est tricher : une courbe infiniment petite, c'est un pli dégrisé.

Y : Si on n'a droit ni aux coins ni aux courbes infiniment petites, alors il est impossible de retourner le cercle !

X : Oui, c'est vrai.

Y : Minute, tu veux me faire croire qu'on peut retourner une sphère
mais pas un cercle ?

X : Oui ! Il y a une propriété fondamentale des courbes qu'il
faudrait briser pour retourner un cercle, une propriété qui est
conservée tant que nos règles sont respectées.

Y : Qu'est-ce que c'est ?

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X : Je m'explique. Imagine un monorail en haut du mur. Un convoi s'y déplace toujours dans le même sens, en gardant le côté violet du mur sur sa gauche.

En incrustation, il y a un diagramme qui indique l'orientation du convoi. Sur ce parcours, le convoi tourne toujours à gauche. Lorsqu'il termine le parcours  circulaire, il a fait un tour complet sur sa  gauche.

Sur un parcours plus compliqué, le convoi tourne tantôt à gauche, tantôt à droite, mais au bout du parcours, le convoi a tourné d'un nombre entier de tours, sur la gauche ou sur la droite. Ce nombre, c'est le nombre d'enroulement de la courbe, compté positivement si ça tourne à gauche, négativement si ça tourne à droite.

Y : Et quand on a tourné autant de fois à gauche qu'à droite, le nombre d'enroulement vaut zéro ?

X : C'est ça.

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Y : J'ai eu de la peine à suivre le nombre d'enroulement pour ce parcours-là.

X : C'est normal. Mais il y a un autre moyen de trouver la réponse : cherche les endroits où le convoi est orienté plein est.

Y. Voyons voir. Comme je regarde du sud, c'est quand le monorail va vers ma droite, c'est-à-dire là où on voit le côté violet du mur.

X : C'est ça. En certains de ces points, la courbure du rail est tournée vers le nord. Vu d'ici, le rail ressemble à une bouche souriante. En d'autres points, le rail est courbé vers nous et ressemble à une bouche grimaçante. Le nombre de tours augmente quand on passe un sourire et diminue quand on passe une grimace. On commence de zéro, un, deux, trois, quatre, trois, deux, et on termine sur trois. Le nombre d'enroulement vaut le nombre de sourires moins le nombre de grimaces.

Y : Je vois, le nombre d'enroulement mesure la satisfaction.

X : C'est un point de vue...

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X : Ce qui est bien avec le nombre d'enroulement, c'est qu'il ne change pas si on déforme une courbe en respectant nos règles. Les sourires et les grimaces peuvent apparaître et disparaître, mais seulement par paires qui se compensent. Le nombre de sourires moins le nombre de grimaces reste le même.

Y : Alors une courbe ne peut se déformer qu'en une courbe de même nombre  d'enroulement ?

X : Oui : le nombre d'enroulement est la propriété fondamentale dont je parlais tout à l'heure. Quel est le nombre d'enroulement pour les deux cercles ?

Y : Hum...  Celui-ci a un sourire et pas de grimace, dont son nombre d'enroulement vaut~1. Et si le jaune est à l'extérieur, une grimace et pas de sourire ! C'est logique, sur l'un des cercles on tourne tout le temps à gauche, et sur l'autre, c'est le contraire.

X : Bien. La raison pour laquelle on ne peut pas retourner un cercle...

Y : C'est parce que ça changerait le nombre d'enroulement !

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Y : Stop ! Est-ce que le même argument prouve qu'on ne peut pas retourner une sphère ? Cette sphère a un sourire 3 dimensionnel, et celle-là, une grimace 3 dimensionnelle. Donc les nombres
d'enroulement sont différents !

X : Pas tout à fait, l'analogie est bonne..

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X : .. mais pour qu'elle soit complète, nous devons prendre une surface générale et compter les points où elle est horizontale avec le côté jaune en haut. On trace des lignes de niveau pour faire apparaître ces points. Les sourires sont comme des bols et les grimaces comme des dômes. Mais il
y a des points où la surface est horizontale qui ne sont ni des bols ni des dômes. Ce sont des selles, qui ressemblent à des sourires dans une direction et des grimaces dans l'autre. Près d'un bol ou d'un dôme, les lignes de niveau forment des anneaux. Près d'une selle, elles forment un X.

Y : Qu'est ce que ça change ? Les sphères n'ont pas de selles !

X : Ce qui compte, c'est la façon dont bols, dômes et selles intéragissent. Regarde : un dôme et une selle peuvent se rapprocher et disparaître ensemble. De même, un bol et une selle peuvent se
compenser. Mais un bol et un dôme, comme des charges électriques de même signe ne se rapprochent pas, en général.

p. 27

X : Le nombre qui ne change pas pour les surfaces est obtenu ainsi : ajouter les bols et les dômes, soustraire les selles. Ce nombre vaut 1 pour la sphère, qu'elle soit jaune ou violette !

p. 31

Y : OK, je veux bien croire que les nombres d'enroulement n'empêchent pas de retourner les sphères. Mais ça ne veut pas dire pour autant que le retournement est possible.

X : J'y viens. Je sais que c'est difficile à imaginer Steve Smale a démontré que c'était théoriquement possible en 1957, mais il a fallu attendre 7 ans avant qu'Arnold Shapiro trouve un procédé pratique. Comme ce procédé restait dur à visualiser, d'autres méthodes ont été
inventées, par Bernard Morin entre autres. Je vais t'expliquer la méthode inventée par Bill Thurston en 1974.

p. 33

X : Revenons un moment aux courbes. Tu te rappelles que ce cercle ne peut être déformé qu'en des courbes dont le nombre d'enroulement vaut 1 ?

Y : Les plis sont toujours interdits, n'est-ce pas ?

X : Bien sûr. Est-ce qu'on peut déformer un cercle en n'importe quelle courbe, pourvu que son nombre d'enroulement vaille 1 ?

Y : Euh ! J'essaie d'aller en arrière, de cette courbe jusqu'au cercle. Ca y est, j'y suis.

X : Excellent. Essaie celle-là.

Y : Je défais d'abord cette boucle, je pousse ce pli, et voilà, le tour est joué.

X : Très bien ! Et celle là !

Y : Tu charries ! Tu ne vas pas me demander de traiter toutes les courbes d'enroulement égal à 1, non ?

X : Bien sûr que non. Ce qu'il nous faut, c'est une méthode générale. Tu te rappelles comment déformer simplement une courbe en une autre lorsque les coins sont permis ?

Y : Oui, en ligne droite d'une courbe à l'autre.

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X : C'est bien ça. Quand les courbes ont le même nombre d'enroulement, on peut modifier la méthode pour éviter les coins. L'astuce consiste à ajouter des vagues à la courbe.

Y : Est-ce qu'on pourrait le faire sur une courbe plus simple ?

X : Bien sûr. On commence par marquer de petites portions de courbes qui vont servir de guides à la construction. Concentrons-nous sur ces segments. Nous déplaçons les centres des segments guides tout droit jusqu'à leur destination finale, sans les tourner. Ensuite, nous tournons les guides pour les aligner avec le cercle.

Y : OK, et le reste de la courbe ?

X : C'est là que nous faisons des vagues. On remplace chaque intervalle reliant deux guides successifs par une ondulation. Cela permet aux guides de se déplacer librement, à condition de rester plus ou moins parallèles.

Y : Je vois. Les guides peuvent se déplacer sans créer de plis.

X : C'est ça. Et voilà comment se transforme la courbe entière.

Y : La courbe initiale, en bleu, présente des coins, mais la courbe ondulante a suffisamment de ressort pour éviter les coins.

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Y : Qu'est-ce que tout ça a à voir avec la sphère ?

X : Ecoute ! Penses à la sphère comme à un empilement de cercles, déformés en forme de tonneau fermé par 2 calottes, en haut et en bas. Exactement comme nous avons rendu nos courbes pliables en les divisant en segments guides reliés par des vagues, nous divisons le
tonneau en bandes guides qui alternent avec des bandes ondulées.

Y : Oulah, je sens que ça se complique...

X : Bon, pour l'instant, étudions une seule bande guide et les deux calottes. Commençons par pousser les deux calottes l'une à travers
l'autre.

Y : Tout à l'heure, quand j'ai poussé les pôles ainsi, j'ai fait un pli !

X : Il faut s'arrêter avant le pli, quand le guide a une boucle au milieu. Pour transformer cette boucle en une torsion aux extrémités tournons les deux calottes en sens opposés.

Y : Ca, je connais - c'est comme une ceinture ! Si on fait une boucle au milieu et on tire, la ceinture se retrouve tordue.

X : C'est ça. Tu peux redresser la ceinture en tournant d'un demi-tour chaque extrémité. Pour compléter le retournement, il suffit de ramener le milieu de la bande guide au centre de la sphère.

Y : Hum. Est-ce qu'on peut voir comment les bandes intéragissent ?

X : Bien sûr. Il y a deux endroits où les bandes-guides se coupent près de l'axe central.

Y : E t les côtés jaunes qui au départ étaient tournés vers l'extérieur sont maintenant tournés vers l'intérieur.

X : Voilà l'ensemble du processus avec tous les guides.

Y : Les calottes polaires ne font que monter, descendre et tourner sur place, c'est pourquoi elles n'ont pas besoin qu'on leur donne du ressort.

X : Exactement. Maintenant, examinons 2 guides et l'ondulation introduite entre elles, d'un pôle à l'équateur. Cette pièce est la brique élémentaire du retournement : la sphère entière est faite de
16 briques identiques.

Y : Plutôt compliqué

X : Oui, mais l'ondulation ne fait que suivre la torsion des guides qu'on vient de voir.

Y : Je voudrais voir ça d'un pôle à l'autre ;

X : OK. L'ondulation fournit suffisamment de flexibilité entre les guides pour éviter de pincer ou plier, exactement comme les vagues jouaient ce rôle pour les courbes.

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Y : Est-ce qu'on peut voir la chose en entier ?

X : On ondule les bandes situées entre les guides, et on pousse les calottes l'une à travers l'autre. On fait tourner les calottes pour dénouer les boucles médianes, et on pousse l'équateur à travers la sphère. Pour finir, on désondule.

Y : J'y comprends rien. Est-ce qu'il y a une autre manière de voir cela ?

X : Bon. Divisons la sphère en de minces rubans horizontaux. Examinons un ruban à la fois. Vois-tu le pôle nord descendre à la rencontre du pôle sud ? Un ruban près du pôle reste plutôt calme : les segments guides gardent leurs positions relatives, et lesondulations restent superficielles. Les rubans plus proches de l'équateur sont plus sauvages, et il nous faut partager l'écran : à droite, vue de dessus du ruban. La taille apparente du ruban ne change pas. Cette vue du dessus met en évidence les symétries. Ce n'est pas le cas de la vue de gauche, sur laquelle on voit la position du ruban dans l'espace. Au niveau de l'équateur, le ruban ne fait que se tordre sur place.

Y : Minute ! Ce ruban ressemble au mur sous le monorail, et il se retourne. Tu m'avais convaincu que c'est impossible !

X : Je recommence. Rappelles-toi que nos murs représentaient des
cercles et devaient rester verticaux. Ici, le ruban a le droit de se
tordre dans l'espace, car c'est une partie d'une sphère.

Une autre façon de comprendre le retournement, c'est de construire la surface à quelques moments importants. Là, c'est la phase d'ondulation...Maintenant, on a fait se traverser les pôles... Ici, c'est le milieu de la phase de torsion : on peut voir l'activité complexe qui se déroule au niveau de l'équateur... A la  fin de la phase de torsion, les ondulations sont en forme de chiffre 8... Là, on est en train de pousser horizontalement à travers le centre de la sphère... Enfin, voilà la phase de désondulation. La sphère est maintenant entièrement violette.

Y : Waouh ! Je crois que suis prêt à revoir la scène en entier.

X : A ton service.

Y : Tu avais raison : on peut retourner une sphère sans faire de trous ni de plis, même si on ne peut pas le faire pour un cercle. C'est super ! On devrait faire un film là-dessus !